Préjudice nécessaire : de nouveaux manquements ouvrant droit à une réparation automatique
Depuis 2016, le principe veut que le salarié qui demande en justice la réparation du préjudice causé par un manquement de l’employeur, prouve ce préjudice. A défaut, il n’a droit à aucune réparation. Et pourtant, depuis 2022, la Cour de cassation infléchit régulièrement sa position, particulièrement lorsque sont en jeu certains droits fondamentaux du salarié. Elle considère que certains manquements de l’employeur causent nécessairement un préjudice au salarié, dispensant ainsi ce dernier d’avoir à prouver ce préjudice. C’est ainsi que par 2 arrêts rendus en ce début de rentrée, la Cour de cassation est venue préciser mais surtout étendre la liste des manquements faisant exception au principe posé en 2016. Cass.soc.4.09.24, n°22-16129 et n°23-15944, publiés.
Le 4 septembre 2024, la Cour de cassation s’est ainsi prononcée sur différents manquements de l’employeur. Si elle a reconnu que l’absence de pause quotidienne et que le travail durant la maladie ou le congé maternité ouvraient, à eux-seuls, droit à réparation, elle l’a en revanche rejeté, s’agissant de l’absence de visite médicale ou de reprise à l’issue du congé de maternité. Voici dans le détail les différentes positions prises par la Haute Cour.
L’absence de pause quotidienne ouvre automatiquement droit à réparation (Cass.soc.04.09.24, n°23-15944)
Que reproche-t-on à l’employeur ? Embauchée en 2006 par un opticien en qualité de premier monteur lunetier vendeur, une salariée demande la résiliation judiciaire de son contrat en 2017.
Elle reproche à son employeur de ne lui avoir fait bénéficier d’aucune pause de 20 minutes chaque lundi, l’amenant ainsi à travailler en continu durant 10h30 ces jours-là. Et ce, alors même que le Code du travail prévoit une pause d’au moins 20 minutes dès lors que le temps de travail atteint 6 heures. Elle a saisi la justice en vue de demander des dommages intérêts pour ce manquement commis par l’employeur à la réglementation du travail.
Pour rappel, selon l’article L. 3121-16 du Code du travail : « Dès que le temps de travail quotidien atteint six heures, le salarié bénéficie d’un temps de pause d’une durée minimale de vingt minutes consécutives ».
La cour d’appel déboute la salariée : si elle constate bien le manquement de l’employeur et les conséquences qui en ont résulté pour la salariée (aucune pause les lundis, un travail en continu durant 10 heures 30), elle relève en revanche que la salariée ne justifie pas du moindre préjudice et qu’au cours de la relation contractuelle, elle ne s’est d’ailleurs jamais plainte de ne pas avoir de pause ces jours-là. La cour d’appel ajoute qu’en tout état de cause, toutes les heures effectuées ont été payées, y compris les 10 heures 30 du lundi… Faute pour la salariée de pouvoir justifier d’un préjudice, elle refuse de lui accorder une réparation pour ce manquement de l’employeur. La salariée se pourvoit en cassation…
Réponse de la Cour de cassation : se fondant sur le Code du travail interprété à la lumière la directive européenne temps de travail du 4 novembre 2003, elle estime que le seul constat du non-respect du temps de pause quotidien ouvre droit à réparation. Et ce, quand bien même la salariée ne se serait jamais plaint de cet état de fait ou qu’elle aurait été payée de ces heures. Contrairement à ce qu’avance la cour d’appel, elle estime que la salariée a, à ce titre, automatiquement droit à une réparation sans avoir à prouver le préjudice subi.
Faire travailler un salarié durant un arrêt maladie ouvre automatiquement droit à réparation (Cass.soc.04.09.24, n°23-15944)
Que reproche-t-on à l’employeur ? La même salariée reproche également à son employeur de l’avoir fait travailler durant son arrêt maladie : elle a, en effet, dû venir 3 fois pour accomplir ponctuellement et sur une durée limitée, une tâche professionnelle. Pour elle, l’atteinte ainsi portée à son droit fondamental à la santé, lui a causé un préjudice ouvrant droit à réparation.
Pour rappel, selon le Code du travail, l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs et doit, à ce titre, prendre les mesures nécessaires(3).
La cour d’appel déboute la salariée : là encore, elle reconnaît le manquement de l’employeur, mais elle estime que la salariée n’allègue et ne démontre aucun préjudice spécifique en découlant, et qu’elle se contente d’indiquer (« à tort » selon la cour d’appel) que le manquement de l’employeur occasionne nécessairement un préjudice. Elle refuse de lui accorder une réparation à ce titre. La salariée se pourvoit en cassation…
Réponse de la Cour de cassation : se fondant sur les dispositions légales interprétées à la lumière de la directive européenne du 12 juin 1989, la Cour de cassation commence par rappeler que l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité envers les salariés, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger leur santé physique et mentale. Et que lorsqu’il confie des tâches à un travailleur, il doit prendre en considération les capacités de celui-ci en matière de sécurité et de santé.
Elle en déduit que le seul constat du manquement de l’employeur en ce qu’il a fait travailler un salarié pendant son arrêt de travail pour maladie ouvre droit à réparation. Contrairement à ce qu’avance la cour d’appel, elle estime que la salariée a, à ce titre, automatiquement droit à une réparation sans avoir à prouver le préjudice subi.
Faire travailler une salariée durant son congé maternité ouvre automatiquement droit à réparation (Cass.soc.4.09.24, n°22-16129)
Que reproche-t-on à l’employeur ? Assistante de direction au sein d’une société spécialisée dans l’immobilier, la salariée a pris, entre juillet 2014 et août 2015, un congé maternité suivi d’un congé parental. Elle reproche à son employeur de l’avoir fait travailler durant son congé maternité, portant ainsi atteinte à son droit fondamental à bénéficier de ce congé. Selon elle, ce seul constat ouvre droit à réparation sans qu’il y ait lieu de s’expliquer davantage sur la nature du préjudice qui en est résulté. Elle démissionne donc en 2017 et saisit la justice afin de réclamer des dommages-intérêts au regard de ce manquement de l’employeur.
Pour rappel, aux termes des articles L. 1225-17 et L. 1225-29 du Code du travail et de la directive du 19 octobre 1992, la salariée a le droit de bénéficier d’un congé de maternité qui commence 6 semaines avant la date présumée de l’accouchement et se termine 10 semaines après la date de celui-ci. L’employeur a l’interdiction d’employer la salariée pendant une période de 8 semaines au total avant et après son accouchement, ainsi que dans les 6 semaines qui suivent son accouchement.
La cour d’appel déboute la salariée : tout en constatant que l’employeur a manqué à son obligation de suspendre toute prestation de travail durant le congé de maternité, la cour d’appel retient que la salariée ne justifie d’aucun préjudice. Elle refuse de lui accorder une réparation à ce titre. La salariée se pourvoit en cassation…
La réponse de la Cour de cassation : après avoir rappelé le droit, tiré des dispositions légales et européennes, pour la salariée de bénéficier d’un congé maternité, la Cour considère que le seul constat d’un manquement de l’employeur à son obligation de suspendre toute prestation de travail durant ce congé, ouvre droit à réparation. Contrairement à ce qu’avance la cour d’appel, elle estime que la salariée a, à ce titre, automatiquement droit à une réparation sans avoir à prouver le préjudice subi.
L’absence de visite médicale après un congé maternité n’ouvre pas automatiquement droit à une réparation (Cass.soc.4.09.24, n°22-16129)
Que reproche-t-on à l’employeur ? Toujours dans la même affaire, la salariée reproche également à son employeur de ne pas lui avoir fait passer de visite médicale à la suite de son congé maternité, portant ainsi atteinte à son droit fondamental à la santé et à la sécurité. Selon elle, ce manquement de l’employeur à son obligation de suivi médical lui cause automatiquement un préjudice et ouvre droit à des dommages-intérêts.
Pour rappel, aux termes des articles R. 4624-10, R. 4624-16 et R. 4624-22 du Code du travail (dans leur ancienne version), des articles L. 4121-1 et suivants interprétés à la lumière de la directive du 12 juin 1989(6), l’employeur est tenu de faire bénéficier les salariés d’une visite médicale d’embauche, de visites médicales périodiques et d’un examen de reprise après un congé de maternité.
La cour d’appel déboute la salariée : elle constate que l’employeur a effectivement manqué à son obligation de faire bénéficier la salariée d’un suivi médical et d’une visite de reprise à la suite de son congé de maternité. Mais, là encore, relevant que la salariée ne justifie d’aucun préjudice en découlant, elle refuse de lui accorder droit à réparation à ce titre. La salariée se pourvoit en cassation…
Réponse de la Cour de cassation : elle commence par rappeler les prescriptions posées par la directive européenne de 1989 en vue de promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail : les Etats membres doivent prendre des mesures visant à assurer la surveillance appropriée de la santé des travailleurs en fonction des risques concernant leur sécurité et santé au travail. Des mesures telles que chaque travailleur doit pouvoir faire l’objet, s’il le souhaite, d’une surveillance de santé à intervalles réguliers.
Seulement, pour la Cour de cassation, si ces dispositions permettent le choix entre diverses modalités de mise en œuvre de la surveillance de santé, elles ne confèrent pas « au salarié des droits subjectifs, clairs, précis et inconditionnels en matière de suivi médical ». De sorte qu’en cas de non-respect par l’employeur des prescriptions nationales, il appartient au salarié de démontrer l’existence d’un préjudice.
Elle approuve donc la cour d’appel d’avoir débouté la salariée de sa demande de dommages intérêts au motif qu’elle ne justifiait d’aucun préjudice causé par le manquement de son employeur.
Une avancée pour les salariés !
Avec ces arrêts, la Cour de cassation poursuit sa lancée en élargissant le champ des préjudices ouvrant automatiquement droit à réparation et c’est très bien !
Rappelons qu’en 2016, la Cour de cassation avait décidé que, quel que soit le manquement de l’employeur, le salarié devait toujours démontrer le préjudice qui en était résulté pour lui lorsqu’il en demandait réparation. Abandonnant ainsi sa jurisprudence qui admettait que certains manquements de l’employeur causaient nécessairement un préjudice au salarié, sans même que celui-ci ait à en établir la réalité.
Force est de constater que la Cour de cassation a, depuis, nuancé sa position. Notamment lorsqu’il s’agit de sanctionner la violation d’une disposition issue d’une directive européenne destinée à protéger la santé et la sécurité des travailleurs. Ainsi, a-t-elle considéré que les manquements suivants causaient nécessairement un préjudice au salarié, qui n’avait donc pas besoin de le prouver :
- l’obligation de mettre en place des IRP
- l’atteinte au droit à l’image
- le respect des durées maximales hebdomadaires
- le respect de la durée maximale quotidienne
- le respect de la durée maximale hebdomadaire de travail de nuit
- le respect du repos conventionnel
Il reste néanmoins surprenant que la Cour de cassation n’ait pas considéré que le manquement de l’employeur en matière de suivi médical des salariés ne constitue pas à lui-seul un préjudice…. Ses obligations, quand bien même elles ne seraient pas précises et claires au regard du droit de l’UE, contribuent pourtant à assurer la santé et la sécurité des travailleurs…
Par Service Juridique-CFDT
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